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✦✧ Cassandra… ✯✰ Rentre chez toi… ✬✮
★☆ Ta vie ici ✦✧ n’est qu’un mensonge… ✯☆
Vous pouvez choisir le morceau numéro 1.
Un rêve. Encore le même.
Quelques étoiles accrochaient le ciel d’or ou d’argent. L’illusion la rassurait. Elle se sentait si bien. Elle voguait parmi les astres, flottait dans la nuit abyssale. Une étoile rutilait davantage que les autres dans une lointaine parcelle de ténèbres, isolée de la moindre amie.
Le collier s’illumina d’une aura améthyste envoûtante.
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Cassandra ne comprenait pas. Elle ressentait uniquement des émotions, un flux chaleureux. Elle s’accrocha à ce sentiment si rassurant. Pour l’heure, elle se sentait seule, incomplète, et désemparée. Étonnamment, elle n’eut pas à exprimer oralement cette sensation, ni même à concevoir la moindre pensée. La gemme savait. L’objet communiquait à sa manière, en transmettant une onde d’énergie positive.
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Cassandra voulait simplement comprendre. Elle ne demandait rien de plus. Sa vie ne se résumait-elle qu’à un mensonge ? Le joyau violet diffusa un flux particulièrement ardent, comme s’il cherchait à tirer sa propriétaire hors de son rêve. Or elle ne souhaitait pas se réveiller. Elle ne se sentait pas la force d’affronter la réalité. La pierre émit subitement une vive lumière. Cassandra devait reprendre connaissance.
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Vous pouvez choisir le morceau numéro 2.
Ses paupières s’ouvrirent sur un plafond blanc. Sa vue ne se stabilisa qu’au bout de longues secondes. Une migraine lancinait sa tête. Le soleil irradiait à l’intérieur de sa chambre, lacérait Cassandra de sa luminosité. Sa mémoire se recousait lentement, les images s’imbriquaient aléatoirement dans son cerveau.
Quelqu’un veillait sur une chaise, endormi à côté de son lit. Sa grand-mère. Cassandra l’appela en douceur, mais elle se réveilla tout de même en sursaut. La femme épongea le front de sa petite-fille avec une serviette humide et lui présenta des excuses.
— Pourquoi ? murmura Cassandra, la voix éteinte.
— Ton père doit te parler. Ce qu’il s’est passé hier soir… Cela n’aurait jamais dû arriver. Ils ont paniqué, ils ont eu peur pour toi.
— Peur pour moi ? Ou peur pour eux ?
— Les deux ne sont pas forcément incompatibles, tu sais.
Atterrée, Cassandra secoua la tête et força sur ses cordes vocales.
— Ils ont dégainé des pistolets, grand-mère. Ils ont braqué leurs armes sur moi !
— Oui, si tu t’intéressais un peu plus à tes parents, tu saurais qu’ils exercent leur métier dans des lieux à haut risque et qu’ils se sont équipés en conséquence. Leur but n’était pas de te menacer, mais de te calmer.
— Me calmer, moi ?
— Tu as détruit ma télévision. Tu as essayé de t’échapper par la fenêtre. Tu as frappé tes parents. Donc, oui, te calmer toi. Ils ont paniqué face à tes réactions.
— N’importe qui aurait réagi comme moi ! Désolée, mais je ne me sentais vraiment pas en sécurité.
— Oui, ça, on l’avait bien remarqué. Écoute, je suis navrée et confuse par rapport à ce qui s’est passé. Mais tes parents ne te veulent aucun mal et tu n’as aucune raison de ne pas te sentir en sécurité avec eux. Ils sont surtout très inquiets après ton épisode psychotique d’hier.
Cassandra fronça les sourcils, à la fois incrédule et désemparée par les propos de sa grand-mère. La femme caressa la tête de sa patiente et quitta la pièce. Une autre personne s’introduisit à l’intérieur. Un homme, le visage dissimulé dans l’ombre d’un chapeau. Son père, qui ne souhaitait pas qu’on lût trop aisément en lui. Sa mère, quant à elle, ne se donna pas la peine d’entrer, préférant rester aussi invisible que d’ordinaire.
L’individu s’assit à côté de Cassandra et attendit de longues secondes. Elle appuya sur ses bras, forçant pour se dresser et lui faire face — elle ne lui céderait pas la satisfaction de la dominer. Elle tâta son buste. Sa main ne trouva pas l’objet qu’elle recherchait.
— Où est le collier ?
— Nous devons parler.
Cassandra patienta, contenant son énervement.
— Que penses-tu savoir exactement ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas. L’homme sortit alors un bijou de sa poche. Il tira sur une chaîne argentée et un pendentif familier apparut.
— Concluons un marché, poursuivit-il. Tu me dis ce que tu crois savoir, et je t’autorise à conserver ce collier.
Un soupir, une grimace, puis un accord. Cassandra s’empara du joyau et le glissa promptement autour de son cou. Elle enserra la gemme violette avant de répondre qu’elle ne détenait aucune information. Elle ne savait véritablement rien.
Un long silence. Finalement coupé par la voix méprisante de son père.
— Je pense que tu mens. Sinon, pourquoi attacher tant d’importance à ce collier ?
— Qu’est-ce que tu veux ?
— La vérité. Du moins, ta vérité. Celle que tu crois détenir.
— Toi, qui es-tu ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Je suis l’homme qui t’a recueillie. L’homme qui t’a élevée et donné tout ce dont tu avais besoin. Une maison, une famille, la santé… Ta mère et moi, nous ne souhaitions pas d’enfant. Nous avons néanmoins agi avec bienveillance et t’avons sauvée. Tu nous dois toute ta reconnaissance. Et pourtant, tu ne nous réserves que de l’hostilité croissante à mesure que le temps passe. Bien sûr, tu nous en veux pour ton traitement médical, je le comprends, même si j’aime à croire que tu réaliseras un jour l’inquiétude qui nous ronge.
S’ils ne souhaitaient pas d’elle, pourquoi l’avaient-ils seulement recueillie ? se demanda Cassandra. Pourquoi l’avaient-ils sauvée s’ils n’avaient nul désir de famille ? Son père, au-delà de son titre de médecin, était principalement un scientifique passionné et dévoué à son métier. Quelle raison avait de ce fait pu le conduire à adopter une enfant laissée à l’abandon ? Quelles recherches attrayantes avaient-elles pu le mener à rédiger des rapports si précis sur elle ? Cassandra caressa la gemme améthyste. La pierre d’Opram. Était-ce cet objet qui l’intéressait ?
L’homme croisa les bras et s’enfonça dans sa chaise.
— À quoi penses-tu ? questionna-t-il. Je vois bien que ton cerveau tente de raisonner.
✦✧ Les lèvres de Cassandra crépitaient d’envie de riposter, mais elle devinait que le joyau l’en dissuadait. ✦✧ L’individu afficha un rictus méprisant. Manifestement, il détestait être ignoré.
— Tu communiques avec ce collier, avança-t-il.
— Et pourquoi est-ce que je ferais ça ? rétorqua innocemment Cassandra.
— C’est bien là l’interrogation que je me pose. Pourquoi agis-tu de la sorte ?
— Je ne fais rien du tout.
Mais l’homme n’écoutait pas les réponses de sa fille. Ou plutôt ne les prenait-il pas en compte.
— Je suis suffisamment perspicace pour le voir. Je conçois l’ennui coutumier de ta vie. Je conçois qu’il ait pu te conduire à t’inventer un ami imaginaire et des aventures palpitantes. Tu as bâti ton quotidien sur des présomptions irrationnelles. Ta vérité, celle que tu crois vivre, ne fait pas partie de notre monde, comprends-tu ?
Cassandra fronça les sourcils. Pourquoi palabrait-il si inutilement ? Où essayait-il de mener cette conversation ? Il pointa le collier du doigt.
— Ton cerveau communique avec un objet inanimé. En as-tu seulement conscience ou mens-tu afin de dissimuler cette folie ?
— Je ne parle pas ave…
— Je pense que tu nies l’évidence. Tu te voiles la face. La vérité que tu crois vivre n’est qu’une création de ton cerveau en manque de distractions. Tu es rongée par l’habitude et la solitude. C’est certainement ma faute, pour avoir tant voulu te protéger sans prendre en considération la monotonie de ton environnement.
Il se pencha vers Cassandra et agrippa la gemme violette. Sa fille ne pouvait reculer, acculée par l’homme qu’elle abominait tant. Elle le fixa, incapable d’apercevoir son regard, indiscernable dans l’ombre du chapeau. Elle ne pouvait que détailler des linéaments carrés et une dentition parfaite.
— Tu crois l’entendre. Pire, tu lui réponds. Mais n’aie crainte. Je peux traiter ta démence.
— Je ne suis pas folle ! répliqua Cassandra.
— Oui, j’ai eu bien des patients semblables. Aucun fou n’a jamais conscience de sa propre folie, jusqu’à ce qu’il soit confronté à l’indéniable normalité de la vie… que lui est pitoyablement incapable d’atteindre.
L’homme lâcha le pendentif. Il sortit un mouchoir d’une poche et essuya ses mains, comme pour éliminer des germes qui l’incommodaient. Il le jeta au sol et se dirigea vers la porte.
— L’admettre sera un premier pas vers le rétablissement, ajouta-t-il. Ne t’en fais pas, nous combattrons le mal qui désagrège ton intellect. Ta grand-mère a été informée du traitement prescrit pour les trois prochains mois. Du moment que tu y mets de ta volonté, tu ne pourras que guérir, et tu retrouveras toutes tes capacités de raisonnement. Tu verras que ta vérité n’a en réalité aucune valeur.
Il ouvrit la porte et s’apprêta à quitter la chambre quand Cassandra l’interpella.
— Que vaut ta vérité dans ce cas ?
L’homme saisit son chapeau et l’enfonça davantage sur sa tête pour dissimuler son expression suffisante.
— Ma vérité, mais pas seulement. Également celle de ta mère, de ta grand-mère, et de tout humain sainement constitué sur cette planète. Elle a valeur d’authenticité absolue, car elle est engendrée par la logique, le savoir scientifique, le réalisme. Force ton cerveau à sortir des cadres qu’il a bâtis, et tu verras que la vraie vie n’est pas celle que tu t’imagines. As-tu ta réponse ?
Cassandra retint un rire sarcastique et acquiesça sobrement. Satisfait, l’homme quitta la pièce. Une clé s’enfonça dans la serrure et verrouilla la porte. Elle ferma ses deux mains sur la gemme violette en prière silencieuse.
Si la vérité de son père, de sa mère, de sa grand-mère et de toute personne sainement constituée était semblable aux gélules qu’ils l’obligeaient à avaler chaque jour, vides et factices, elle préférait largement la plénitude de sa propre vérité. Une réalité qui lui appartenait. Peut-être pas rationnelle. Peut-être pas scientifique. Mais qui savait au moins remplir son cœur d’espoir.
Elle ferma les yeux pour plonger dans son rêve, son mirage, son ciel étoilé. Sa foi, sa certitude. La conviction que les vérités propres à chaque monde n’étaient malheureusement pas compatibles.
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Vous pouvez choisir le morceau numéro 3.
Trois mois plus tôt, avant l’ouverture de la Porte…
Des secondes. Des minutes. Des heures. Le temps passait, mais la situation ne s’améliorait pas. De semaine en semaine, les feuilles brunissaient et la végétation perdait sa parure d’été. Les collines jaunissaient, le ciel pâlissait, le soleil disparaissait peu à peu derrière des nuages cotonneux.
Cassandra observait l’évolution de la nature à travers la fenêtre barricadée qui lui permettait un regard fugace vers le monde extérieur. Son seul contact avec l’extérieur. Durant un mois. Deux mois. Trois mois. Aujourd’hui, les premiers flocons de neige tombaient nonchalamment et tapissaient les sols d’un duvet blanc.
Lasse, elle se détourna de la vitre. Assise sur son lit, elle tournait les pages jaunies d’un grand carnet qu’elle gardait d’ordinaire caché sous une latte de parquet vétuste, en dessous du meuble. Une couverture brune, balafrée par les années écoulées. L’encre noire incrustait le papier d’une écriture hâtive et illisible.
Par habitude, Cassandra parvenait à présent à déchiffrer chacun des mots. Le journal de bord de sa grand-mère, ancienne exploratrice invétérée, recelait de conseils, règles et idées qui découlaient de ses nombreux voyages passés.
Ses parents eussent strictement refusé ce genre de lecture. Raison pour laquelle elle cachait ce carnet, la vieille dame dans la confidence, ou plutôt, étant à l’origine de cette latte de plancher malmenée.
La lumière du jour irradiait à l’intérieur de la chambre. Même si elle la connaissait par cœur, Cassandra examina avec ennui la petite pièce. Des murs blanchâtres, quelques meubles de rangement, un lit, une salle de bain adjacente, aucun objet personnel.
Non, rien n’avait changé depuis la nuit dernière ni depuis les trois derniers mois. Elle tiqua. Sa chambre s’était-elle toujours autant apparentée à une cellule de prison, ou était-ce seulement son imagination qui influençait sa perception ?
Un grand coup résonna et la porte s’ouvrit brusquement, sans aucune attention. Cassandra sursauta et se tourna vers la femme qui entrait dans la pièce, les bras chargés. D’un geste violent, elle claqua le battant pour le refermer et se planta devant sa petite-fille. Ses lèvres étaient aujourd’hui maquillées d’un bleu nuit métallisé.
— Grand-mère ! Tu pourrais faire gaffe. Tu m’as fichu la trouille !
— Ouais, ouais ! Tais-toi un peu si tu n’as rien d’important à dire.
La vieille dame tendit à Cassandra un bol de céréales et déposa un cabas au sol. Elle s’assit à côté de sa petite-fille et consulta le porte-bloc qu’elle tenait entre ses mains. De nombreuses fiches imprimées s’y superposaient. Elle noircit quelques cases et remplit plusieurs lignes, puis procéda à l’interrogatoire habituel depuis ces trois derniers mois.
— Bon, c’est reparti… Comment je m’appelle ? Comment tu t’appelles ? Quel âge as-tu ? Quel jour est-on ?
— Claire Orfèvre. Et moi, Cassandra Orfèvre, dix-huit ans. On est le 17 décembre. Bientôt Noël, héhé !
La vieille dame secoua la tête, consternée.
— Bientôt Noël ? Aujourd’hui, tu devrais plutôt te réjouir de fêter tes dix-huit ans ! Félicitations, tu es finalement une adulte. Enfin, seulement aux yeux de l’État.
— Tu pourrais simplement me souhaiter un joyeux anniversaire sinon…
— Bravo, bravo, un an de plus vers les rides et cheveux blancs, ma chère enfant.
— Ouais OK, moi aussi je t’aime…
— Reprenons plutôt. As-tu entendu des sons étrangers ? As-tu eu des impressions inhabituelles ? As-tu fait un rêve qui sort du commun ? Ton corps a-t-il fait preuve de sensations anormales ? Des picotements, des élancements, des facultés nouvelles, des décharges, une sensation d’électricité dans les muscles ? As-tu communiqué avec ton collier ?
— Non à tout, comme d’habitude. Et non à toutes les autres questions qui vont suivre. Ça te va comme ça ?
— Oui, très bien, je commence aussi à en avoir marre de tout ce cirque. Heureusement, on en arrive au bout.
La femme attrapa la bouteille d’eau sur la table de chevet et tendit plusieurs gélules à Cassandra. Cette dernière les avala rapidement, sans cacher son déplaisir.
— Ne fais pas cette tête, c’est pour ton bien.
— Je n’ai pas besoin de cette cure de médocs.
— Les déments se trouvent toujours les plus normaux.
— Je ne suis pas folle…
— C’est vrai que tu as toute ta tête, à parler toute seule et à croire que ta vie est un mensonge. Mais ce n’est pas grave, je te tolère tout de même sous mon toit.
— Donc tu me crois vraiment folle… ?
— Totalement.
La vieille dame marcha vers le bureau où reposait un lecteur de musique branché à des enceintes, appareil qu’elle avait installé pour divertir sa petite-fille durant ces trois mois d’internement. Elle l’actionna et sélectionna sa chanson préférée. Pour insuffler de l’énergie à sa patiente, elle avança directement le morceau jusqu’au refrain. Des notes anarchiques fusèrent aussitôt.
Vous pouvez choisir le morceau numéro 4.
« You are no God! You traitor! You are no God! You liar! I’ll make miracles for you to see. Now try to pray, only try to pray. Will I grant your wish? I wonder… »
La grand-mère souffla d’extase. Le chant lui apportait légèreté et soulagement. La voix éraillée déversait ses désillusions et les transformait en colère, en inspirateur d’espoir. Elle tapota la tête de Cassandra, puis progressa jusqu’à la porte. Avant de quitter la chambre, elle se tourna et s’exclama d’une forte intensité afin de couvrir la chanson :
— Mais après tout, la folie est une amie indispensable à qui veut tenter le diable en son nom. En cas d’échec, elle servira d’excuse. En cas de réussite, elle changera de nom, et les gens parleront alors de talent.
Elle sortit de la pièce, claqua rudement la porte et la verrouilla, enfermant Cassandra dans sa cellule. Seule avec elle-même. Sans appétit, elle posa le bol de céréales sur la table de chevet. Elle observa le cabas laissé par sa grand-mère et découvrit un paquet à l’intérieur.
Dans un élan d’excitation, elle déchira le papier et dévoila son cadeau d’anniversaire. Une énorme tête d’extraterrestre. Ne comprenant pas, elle tourna l’objet, intriguée, pour constater un sac à dos. Elle pouffa de rire. Les goûts de cette vieille sorcière ne changeraient jamais. Elle s’enfonça dans son lit, le regard perdu dans la blancheur de son plafond. Blanc, bien trop blanc. Le blanc l’écœurait. Il la narguait, reflétant chaque jour cette plénitude de vide que représentait sa vie.
Aujourd’hui, elle fêtait ses dix-huit ans. Mais aujourd’hui, elle célébrait également son troisième mois de prison. Il ne s’agissait peut-être pas de la stricte vérité, mais elle le vivait en tout cas ainsi. Découvrir ce mystérieux collier lui avait valu la défiance inextinguible de ses parents. Communiquer avec la gemme l’avait conduite à un internement à longueur de journée dans sa chambre. Cette seule erreur l’avait enfermée entre quatre murs d’une blancheur d’hôpital qu’elle détestait et méprisait par-dessus tout. Cette maladresse, elle le savait, elle l’eût commise tôt ou tard. Elle n’eût pu cacher éternellement sa relation privilégiée avec son pendentif.
La folie l’avait-elle vraiment gagnée ? Peut-être, mais cette folie valait de toute façon mieux que la vie que lui faisait vivre sa famille depuis son plus jeune âge. Hormis cette fantaisie, aussi irrationnelle fût-elle, elle ne disposait d’aucune autre issue, d’aucune autre échappatoire à son existence actuelle. Son collier et l’irréalité de ses propos revêtaient sa meilleure chance d’aspirer à mieux. Par conséquent, elle ne pouvait plus revenir en arrière et ignorer son pendentif pour plaire à la normalité du monde.
Aujourd’hui, comme pour chaque anniversaire et occasion spéciale, ses parents viendraient lui rendre visite. Elle les attendait. Elle n’attendait plus que leur arrivée. Elle n’espérait plus que leur confrontation.
Les nerfs en ébullition, elle attrapa le journal de bord de sa grand-mère et poursuivit sa lecture du guide pratique, s’abreuvant de toute sa sagesse. Les paragraphes manuscrits étaient rédigés dans un alphabet très différent, un langage codé que lui avait instruit la vieille dame durant son enfance.
Utile pour parler et écrire sans être compris par qui n’y est pas convié. Efficace pour garder de nombreux secrets parfaitement secrets. Profitable à qui possède bon nombre de dossiers confidentiels.
Cassandra ne connaissait pas beaucoup d’éléments sur la vie passée de sa grand-mère. Elle la savait juste incoerciblement remplie. Aventurière dans l’âme, elle n’avait cessé de mener des explorations aux quatre coins du globe.
Ses voyages l’avaient conduite à une richesse d’un ordre personnel et intellectuel. Elle accédait à une perception du monde, des gens, de l’existence, incognoscible à qui n’a pas surmonté certaines épreuves. La baroudeuse relatait parfois quelques-unes de ses expériences, sans jamais s’étendre sur les détails. Elle préférait garder sa vie privée.
Cassandra ouvrit le carnet à la première page. L’écriture encodée dictait :
« Règle de survie numéro un, en milieu hostile ou climat connu :
La confiance amène l’inconscience. L’inconscience ne donne qu’ignorance. L’ignorance provoque la défaillance. Laquelle ne conduit qu’à la déchéance.
Ne. Jamais. Faire. CONFIANCE ! Jamais, à personne ! »
Cassandra appréciait les leçons de sa grand-mère, particulièrement sa longue liste de principes à suivre pour préserver sa survie. Mais elle savait également qu’elles étaient parfois — souvent ? — loin de servir de diktat de vérité. Ses multiples expériences de vie l’avaient conduite à une méfiance absolue, à la lisière de la paranoïa constante.
Fatiguée, Cassandra prit soin de cacher le carnet à son emplacement habituel. Elle s’enfonça ensuite dans son lit, roula sur son flanc et ferma les yeux, s’épargnant la vision du mur qui lui faisait face de toute sa blancheur abjecte. Infecte.
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Vous pouvez choisir le morceau numéro 5.
Un rêve. Toujours le même. Qu’elle connaissait par cœur. Et dont elle ne se lassait pas. Durant ces trois derniers mois, chaque nuit, chaque assoupissement intempestif l’avait conduite jusqu’à ce rêve. Si sa vie actuelle ne se résumait qu’à la prison de sa faible condition physique et à l’internement dans sa chambre, elle était en revanche en mesure de voyager par le biais de cette folie tant décriée par son père.
Elle ne pouvait expliquer cette sensation. Son esprit voguait dans des ténèbres constellées. Elle s’élançait vers les plus lointaines hauteurs, en direction de l’irrationnel, à destination de l’éblouissante étoile esseulée, les mains haussées vers elle, désireuse de la rejoindre, de l’extirper de sa solitude.
Cependant, chaque tentative n’aboutissait qu’à un nouvel échec. On lui refusait tel succès, on lui défendait d’atteindre ces hauts sommets. On la repoussait, on l’agrippait belliqueusement, on la tirait vers la case départ. Or elle détestait perdre. Et elle détestait d’autant plus abandonner, aussi s’efforçait-elle de résister à cette force invisible.
Cassandra luttait avec vaillance, elle combattait pour accéder à cette étoile chimérique, ce but dévorant. Elle transcendait la nuit, elle se heurtait à une virulence indéniablement supérieure à la sienne.
L’éclat céleste chatoyait splendidement, hypnotisait Cassandra, l’obligeait inexorablement à surmonter l’irréalisable pour la rejoindre. La gemme violette s’illuminait, flottait autour du cou de sa propriétaire.
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La pierre l’exhortait comme à son habitude. À mesure que le même rêve s’exécutait, jour après jour, nuit après nuit, Cassandra n’avait cessé de dépasser ses propres limites à la conquête de l’impossible. À la conquête de la vérité.
Son ascension dans les cieux nocturnes la hissa parmi une pléthore d’astres féeriques, toutefois incomparables à la magnificence de la seule étoile qu’elle espérait rejoindre. Elle entendit un faible cliquetis. Des notes résonnèrent tout à coup, semblables au son produit par une boîte à musique. La mélodie retentissait dans les ténèbres. Tendre et mélancolique. Aussi somptueuse que douloureuse.
Cassandra s’étonna. Sa rêverie différait. Elle n’avait jusqu’alors jamais perçu le moindre bruit. Un objet tomba des hauteurs obscures. Un fragment bleu-saphir qu’elle attrapa promptement. Un pétale de rose. D’un bleu qui ne pouvait qu’appartenir au domaine de l’irréel. Une averse illusoire s’abattait à présent dans le vide.
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Cassandra redoubla d’efforts.
— Presque… J’y suis presque…
Elle haussa ses mains, ferma ses poings vers le fabuleux chatoiement de son étoile. Elle voulait l’atteindre, elle voulait tant la rejoindre. Une pression écrasante la saisit brutalement. Elle sentit son corps se faire harponner, son esprit se faire anéantir, son espoir se faire écorcher.
Elle chuta cruellement dans son propre rêve, sans aucun contrôle sur les événements, aucunement maîtresse des scènes qui se jouaient dans son cerveau. Une rupture, un dissentiment entre sa volonté et celle de l’invisible. La nuit se mutait en une noirceur d’encre affligeante, l’illusion s’empoisonnait en cauchemar.
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Son corps entier brûlait. Elle suffoquait. La souffrance implosait. Des nébuleuses orageuses masquaient sa vision. Elle roula hors du lit, tituba vers la porte, et tira vainement sur la poignée, oubliant que sa grand-mère l’avait enfermée. Elle s’avachit contre le battant, s’étreignant de ses bras tremblants. Les minutes s’écoulaient et la douleur s’accroissait jusqu’à atteindre un niveau critique.
✦✧✩✦✧ La gemme violette tentait de communiquer, mais Cassandra ne parvenait à décrypter les messages transmis. ✦✧✩✦✧ Elle serra sa tête, se laissa tomber sur le vieux parquet en bois, haletante et suppliciée.
Un tambourinement résonnait dans les escaliers. Une clé titilla la serrure, puis la porte s’ouvrit. Elle ne voyait pas le visage de sa grand-mère, mais elle la savait paniquée. Sa vision n’était plus que néant. Elle n’entendait bientôt plus rien non plus. Des astres tapissaient son esprit désorienté, le rêve et la réalité se confondaient. Dans un dernier espoir, elle actionna ses bras pour les étendre en direction de son mirage obsédant.
— J’y suis presque…
Cassandra se sentait lourde, vide, et incapable. De l’eau trempait sa gorge alors qu’une première gélule s’y glissait. Elle en avala plusieurs. Elle ne saisissait pas l’agitation qui se déroulait autour d’elle. Comment sa grand-mère pouvait-elle provoquer tel chambardement ?
Elle réalisa qu’on happait son collier et qu’on lui retirait son précieux joyau. On la soulevait du sol, puis on la déposait dans des duvets moelleux. Elle devinait avoir regagné son lit. Sa vision s’éclaircissait peu à peu. Elle commença à comprendre en distinguant trois silhouettes penchées sur elle.
À travers la fenêtre barricadée, elle aperçut brièvement le soleil s’éteindre par-delà les collines. Son feu disparaissait. Était-il déjà si tard ? Était-elle partie si longtemps ? Depuis quand ses parents étaient-ils rentrés ? Et depuis combien de temps attendaient-ils son retour dans le monde réel ? Deux silhouettes quittèrent la chambre. Seul son père resta. Il s’installa sur une chaise à côté du lit.
— Tu y es presque, dis-tu…
Une défiance excessive irradiait dans sa voix.
— Mmh… Jusqu’à quel point connais-tu la vérité ?
— Tu sais que je ne suis pas folle, rétorqua Cassandra. Rends-moi ma pierre d’Opram.
L’homme l’attrapa par le col de ses habits.
— Tu es au courant pour la pierre d’Opram… Que sais-tu d’autre ? Réponds !
— Et qu’est-ce que je suis censée savoir d’autre ?
Le père la lâcha au son d’un soupir interminable. Il se recula de quelques pas et l’examina de longues secondes, la tête baissée, la mâchoire contractée. Ses dents grinçaient, des spasmes secouaient ses épaules bien trop tendues. Une hargne irrépressible bouillonnait en lui.
— Au diable ce manège ! Au point où nous en sommes…
Il s’approcha de la porte et demanda à sa femme de lui apporter des dossiers. Son bras franchit l’embrasure. Le battant se referma dès qu’il eut rapporté l’objet spécifié : une mallette en cuir suspendue à son poing. Il défit l’ouverture magnétique et sortit une liasse de documents. Perforés, triés, certains reliés par des trombones ou des agrafes, quelques notes colorées collées çà et là.
Cassandra cligna des yeux dans l’espoir d’améliorer la netteté de sa vue. Elle attrapa le tas que l’homme lui tendait et observa la première feuille de la pile, prenant tout son temps pour lire chacune des lignes.
« 15.09.51 — Rapport OSTI
Notes : Aucun événement particulier. Temps froid et humide. Toujours aucun signe d’Opramiste. Santé stable.
8 h 20 : Réveil
8 h 50 : Petit-déjeuner
9 h 20 – 11 h 50 : Télévision (programme pour enfants)
12 h 30 : Repas
13 h 50 : Leçons de géographie avec Claire Orfèvre »
Cassandra faisait danser les feuilles devant elle et tiquait face à chaque aberration, en accentuant volontairement son incompréhension. Après s’être assurée de focaliser l’attention de l’homme sur ses mimiques, elle en profita pour glisser ses doigts sous le tas de pages et s’empara discrètement de deux trombones. Elle les inséra ensuite dans la manche de son pull-over et les accrocha à l’intérieur. Règle numéro quatre de sa grand-mère : « Rentabiliser tout ce qui peut l’être. »
Chaque feuille était semblable à la première. Un rapport journalier relatait chacune de ses activités.
— C’est quoi cette satanée histoire ? demanda-t-elle enfin.
Allait-il au bout du compte jouer cartes sur table ?
— Oui, tu n’es pas pleinement démente, répondit l’homme d’une voix caustique. Tu es une personne particulière, car tu proviens d’un lieu particulier. Un lieu où les règles du jeu sont en tout point différentes, et singulièrement favorables à l’être humain. C’est pourquoi ton corps a tant de mal à supporter ton environnement actuel. Tu n’es pas faite pour vivre ici. Mais tu es d’une utilité formidable pour nos recherches. Et ta pierre d’Opram l’est d’autant plus.
— Un lieu particulier ? D’où est-ce que je viens ? Et de quelles recherches tu parles ?
— Là n’est pas le sujet. Le fait est que nous te donnons tout ce qu’il te faut pour être satisfaite. Que te faut-il de plus que l’illusion d’une famille, un confort de vie et l’éducation que nous t’apportons ?
— Un peu d’honnêteté, ce serait pas mal.
— Nous avons encore besoin de toi. Alors, tâche de rester docile comme tu l’as été jusqu’à présent. Reste sage et nous te traiterons bien. C’est un marché des plus convenables. Si tu te rebelles, tu ne connaîtras jamais rien d’autre que des barreaux. M’as-tu compris ?
Enfin. Le voile de sa folie se levait enfin. Les explications de cet homme n’apportaient pas plus de sens à sa situation et à toutes les questions inhérentes, cependant, elle obtenait désormais la confirmation de sa captivité. Bien entendu, cette révélation ne rendait pas son sort moins douloureux à endurer. Son cœur se compactait dans sa poitrine, ses entrailles jouaient au contorsionniste dans son ventre. La bile picotait le fond de sa gorge, sans pour autant égaler l’amertume et la causticité de sa détresse actuelle.
Que devait-elle faire ? Comment pouvait-elle espérer quitter l’emprise de ses parents ? Son père lui proposait une docilité en échange d’une vie identique à toutes ces années passées. Une vie certes sécurisée et sans anicroche, toutefois une vie fade et sans intérêt. Or elle ne pouvait plus s’y résoudre. Elle ne pouvait plus faire perdurer cette mascarade de famille. Quoiqu’elle n’eût aucune idée à l’esprit pour régler ce problème, elle savait simplement et précisément ce qu’elle ne comptait plus accepter. Alors, elle devait tenter le tout pour le tout.
Cassandra croisa les bras et fit la moue.
— Je veux juste que tout redevienne comme avant…
L’homme eut un soubresaut de surprise. Il n’avait pas envisagé une obéissance si facile à obtenir. Peut-être eût-il dû davantage douter de la bonne foi de Cassandra, car déjà se jetait-elle en avant, de toutes les forces qu’il lui restait, pour renverser son père pris au dépourvu.
Affolée, elle quitta sa chambre, dévala les escaliers, évita sa mère et sa grand-mère. Elle courut jusqu’à la porte d’entrée, la déverrouilla et s’enfuit hors de la maison. Sans idée, en effet, mais plus encore sans la moindre résignation. Elle défia son corps de lui fournir l’énergie physique nécessaire à son échappée. Fuir ses parents. Quitter cette vie de claustration. Mais ensuite ? L’obscurité naissante ne facilitait pas son avancée. L’air brûlait sa gorge, elle n’en pouvait plus. Elle ne pourrait bientôt plus.
Cassandra s’engageait dans un terrain boisé, pensant se faire plus discrète entre les arbres et bosquets enneigés. Cependant, la végétation n’était pas de son côté. Elle trébucha sur une racine, à l’entrée d’une petite clairière. Cette fois-ci, elle ne pouvait vraiment plus. Allait-elle devoir capituler maintenant ? Bon sang ! Pourquoi était-elle si chétive et incapable ?
Désemparée, elle tint sa tête entre ses mains. Pourquoi ? Pourquoi connaissait-elle une telle déveine ? Elle n’avait plus sa pierre d’Opram. Elle n’avait plus son joyau d’espoir, sa seule et dernière étincelle au sein de ce marasme insurmontable. Pourquoi donc tant d’acharnement ? Elle leva ses yeux vers la noirceur du ciel. Pas une seule étoile à prier. Pas la moindre lueur pour éclairer la voie à suivre. Elle ne trouverait aucune espérance en ce lieu. En ce monde. Alors, elle ferma les paupières et s’évanouit dans son rêve.
Son rêve. Son propre univers qui n’appartenait qu’à elle. Elle ne pourrait peut-être jamais découvrir la vérité. Mais elle pouvait à tout jamais verrouiller son esprit dans son illusion constellée. À tout jamais. Et ne plus jamais s’en réveiller.
Dans ses songes, elle tendait les bras vers le firmament. Les astres, éclats argentés chatoyants, répondaient à sa béatitude, voguaient dans la nuit en sa compagnie, ancraient ses vœux les plus chers. Son étoile, la plus belle de toutes, brillait somptueusement, lui accordant la foi qui lui manquait.
Perdue entre rêve et réalité, entre doute et certitude, Cassandra murmura sa dernière prière.
— S’il vous plaît… Y a-t-il seulement quelqu’un pour m’entendre ?
Des échos distordus résonnèrent. Des sons, un écoulement de mots, une phrase. Les yeux à nouveau ouverts sur la forêt, elle se tourna, inspectant les alentours.
— Il y a quelqu’un ?
Un second retour lui parvint, aussi inaudible que le premier, sans qu’elle eût la possibilité de décrypter la moindre bribe sonore. Et pourtant, elle ne s’en souciait pas. On lui répondait, rien d’autre ne comptait. Elle s’accrocha à cette réponse comme un croyant à son dieu, comme un amoureux à son âme sœur, comme un rêve sur le point de s’exaucer.
Cassandra tendit ses mains vers le ciel, vers son étoile, dans le réel comme dans l’irréel, dans son monde comme dans son prochain monde. Elle ne faisait plus de distinction, elle se cramponnait simplement. Elle enserrait cette étincelle d’espoir, peu importait d’où elle venait, peu importait où elle irait.
La réponse ne tarda pas. Elle sentit une étreinte autour de ses poignets, une pression sur ses doigts. Elle comprit qu’on l’attrapait et qu’on ne la lâcherait pas. De la même manière, elle non plus ne renoncerait plus.
Avec la sensation de lacérer son âme, d’écarteler son cœur, d’affranchir son esprit et de déposséder son corps, elle agrippa cette inspiration mystique de toutes ses forces. Une intense lumière se profila à proximité de ses mains et transperça son champ de vision d’un éclair aveuglant. Le rayon l’inondait de joie. La nuit devenait jour, l’ombre devenait apparente, le rêve se muait en vérité.
La lueur disparut totalement. Cassandra ouvrit ses poings, ne détectant plus aucun contact. Rien ne semblait changé. Rien, ou presque. Elle effleura l’air, à l’endroit où l’éclat scintillant avait irradié. Elle sentit ses doigts s’accrocher à une rugosité, un fil… une brèche. Pourtant immatérielle, elle tira légèrement dessus, une lueur apparut, quelques pétales bleu-saphir s’envolèrent et tournoyèrent autour d’elle.
Une faille entre le réel et l’irréel. Une fissure entre le jour et la nuit. Une porte entre sa vie actuelle et sa vie future. La limite qui lui permettrait de découvrir la vérité. D’instinct, elle le savait. Cependant, elle ne pouvait tenter de franchir cette frontière. Pas encore. Pas sans son précieux collier.
Cassandra opéra un demi-tour. Elle louvoya entre les plantes hiémales et arbres dénudés, le corps frigorifié par les basses températures, le cœur échauffé par les hauts degrés du bonheur. Elle écarta quelques branchages morts et se retrouva nez à nez avec sa grand-mère. L’inquiétude se lisait sur son visage. Elles s’observaient, sans un mot, sans une pensée. Cassandra finit par rompre le silence après de longues secondes.
— Tu es de mèche avec eux ?
— J’en sais autant qu’eux.
Cassandra essaya d’analyser son regard, mais aucune émotion ne transparaissait, à l’exception d’une profonde lassitude. Elle tenta de dissimuler sa déception et articula sombrement :
— Je te remercie quand même. Ça avait beau n’être que de l’hypocrisie, tu as été ma seule famille jusqu’à présent. Alors merci pour cette illusion, c’était pas trop mal.
La vieille dame réduisit la distance qui les séparait et claqua le front de sa petite-fille.
— Tu es vraiment une imbécile ! J’ai menti sur beaucoup de choses, mais jamais sur ça. Que tu me croies ou non… Je… Je t’aime plutôt bien.
Cassandra resta coite. Pouvait-elle la croire ? Pouvait-elle s’autoriser un peu d’amour ? Pouvait-elle simplement lui pardonner… ? Elle ne pouvait détester sa seule famille, sa seule amie, sa seule confidente. Sa grand-mère n’avait pas été sincère sur les faits, mais sincère sur les sentiments. À ce stade, Cassandra ne pouvait en exiger davantage.
Un craquement retentit. Toutes deux se retournèrent. La jeune fille n’eut que le temps d’apercevoir un lourd objet s’abattre sur sa tête. Un violent impact. Un choc. Les contours tanguèrent devant ses yeux. La nuit s’engouffra dans son esprit. Le vide l’habita. Toutefois, profondément enfouie dans son cœur, une flamme s’attisait et ravivait son espoir.
Même si elle n’avait pas encore atteint son objectif, elle s’estimait déjà victorieuse.