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Royaume des Opramistes : l’éveil

Volume 1

Fantasy | Magie | Aventure

Et si un jour, une porte apparaissait devant vous ?
Décideriez-vous de l’ouvrir ou de l’ignorer ?
Une Porte. Un Choix. Une destinée ?
Cassandra a décidé de l’ouvrir.

Chapitre 1 : L’appel

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Six mois plus tôt, avant l’ouverture de la Porte…

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Vous pouvez choisir le morceau numéro 1.

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Un son tira Cassandra de son sommeil. ✦✧✩Un son… ✯✰✶Ou plutôt une sensation… ✩✪✬ Comme si quelqu’un la cherchait… L’appelait… ✰✶♪

Un sinistre hurlement retentit avec sauvagerie. Paniquée, elle se dressa en sursaut. Le soleil perçait à peine à travers la fenêtre de sa chambre. Un martèlement frénétique engendrait une accablante vibration, des murs jusqu’au plafond.

Connaissant l’origine d’un tel vacarme, Cassandra se tranquillisa. Avec un gémissement de douleur, elle se leva et se dirigea vers la salle de bain adjacente. Ses membres gourds la privaient de vigueur. Elle ébouriffa sa crinière noire et examina son reflet dans un miroir. L’image qu’il lui renvoyait ne lui convenait pas vraiment, mais elle s’en contentait — de toute façon, elle ne pouvait rien y changer.

Une enfant de dix ans la regardait en retour dans la glace. Un corps frêle et miniature. Une silhouette de fillette qu’elle n’était pourtant plus. Son épaisse chevelure noire ondulait lourdement jusqu’au bas de son dos. Son teint pâle lui paraissait livide, ses yeux violets s’agrémentaient de cernes de la même couleur.

Elle piocha des habits dans son armoire et troqua son pyjama douillet contre une tenue plus appropriée : son pull et son jeans favoris. Fin prête, elle ouvrit la porte de sa chambre, quitta la petite pièce et descendit péniblement un long escalier. Chaque marche lui coûtait un effort certain.

Les degrés la menèrent à un salon rustique. Plus elle approchait, plus le niveau sonore s’accroissait jusqu’à frôler un volume insoutenable. Irritée, elle boucha ses oreilles agressées par le vacarme ambiant et s’avança vers une multiprise qu’elle débrancha au plus vite. Le silence assagit aussitôt le séjour avec grand soulagement.

Une vieille dame, installée sur une chaise saturée de poussière, frappa le gros amplificateur dressé à côté d’elle.

— Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Pourquoi ça ne marche plus ?

— Grand-mère ! pesta Cassandra en agitant la prise.

La femme posa sa guitare électrique sur la table basse et croisa brusquement les bras d’un air menaçant. Son visage, raviné par le temps, irradiait toutefois d’une deuxième jeunesse. Ses yeux d’un bleu limpide étaient maquillés d’un noir charbonneux. Ses lèvres affinées par la vieillesse se paraient de vert foncé. Un bandeau coiffait en arrière de longues mèches rebelles qui explosaient tel un volcan en éruption, et pourtant d’un blanc d’une pureté absolue.

— C’est quoi ton problème dans la vie ?

— Quoi ? s’insurgea Cassandra. C’est toi qui branches ton ampli à fond de bon matin, mais c’est moi le problème ?

La vieille dame serra les poings et se dressa d’un bond, prête à répliquer par un violent coup. Cassandra se hâta de rebrancher la multiprise, soucieuse de ne pas provoquer la colère impétueuse de sa grand-mère. Elle s’enfuit vivement jusqu’à la cuisine, au son des vibrations effrénées de la guitare. La salle était ouverte sur la chaleureuse pièce à vivre. Des meubles recyclés, vétustes pour la plupart, des tapis aplatis par le temps, une cheminée abandonnée.

Cassandra revint au salon avec le petit-déjeuner qu’elle venait de préparer. Elle s’installa sur le canapé, à côté de sa grand-mère, et alluma la télévision, augmentant graduellement le son. La vieille dame finit par abdiquer et débrancha son enceinte, incapable de se concentrer sur la moindre note.

— Tu ne me laisseras donc jamais vivre en paix…

— Tu abuses un peu, non ? lâcha Cassandra, tartinant allègrement une tranche de pain. Alors, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?

— La poussière, ce sera déjà pas mal.

— Super… On ne peut pas plutôt aller en ville ?

— En ville ! Tu as bien trop d’espoir ! Tes parents me tueraient.

— Pff, c’est bon, ils n’en sauront rien. J’en ai marre d’être enfermée, j’aimerais bien sortir et voir du monde… Regarde comme il fait beau ! C’est l’été, il faut en profiter !

La vieille dame attrapa la tartine fraîchement préparée par Cassandra et croqua un grand morceau pour marquer son territoire, ignorant les plaintes de sa petite-fille.

— Tu as bien raison mon enfant, c’est pourquoi ce matin je monte en ville. Toute seule.

— Quoi ? Emmène-moi !

— Pour que tu me fasses un malaise à peine sortie de la maison ?

La femme se dirigea jusqu’à la cuisine et revint avec une boîte de médicaments.

— Tu vois ça ? Tu pourras sortir quand tes parents décréteront que tu n’as plus besoin de suivre ton traitement. En attendant…

Elle ouvrit la boîte argentée ; aucune inscription n’en indiquait le contenu. Elle dévoila une plaquette et retira cinq gélules qu’elle ordonna à sa petite-fille d’avaler. Cassandra saisit un médicament entre ses doigts et l’examina, ennuyée. La capsule, plutôt grande, se composait d’une enveloppe d’un gris irisé, gravée de fines saillies. Elle posa la coque argentée sur sa langue, but une gorgée de jus de fruits et réitéra quatre fois.

Depuis sa naissance, sa maigre santé marquait sa vie et lui coûtait d’ailleurs un important retard de croissance. Le moindre rhume pouvait s’avérer critique. L’épuisement croulait continuellement sur son corps asthénique. Elle était certes d’une faible constitution, mais pas déclinante. Aucune contrainte physique ne l’empêchait réellement de sortir, outre la paranoïa maladive de ses parents.

Ils la couvaient trop. Sans aucune raison qui lui paraissait légitime. Mais puisque son père était également son médecin, elle ne pouvait qu’approuver son traitement. Et le remercier de l’avoir si longtemps préservée des dangers extérieurs qui attentaient à sa santé, la gardant de ce fait strictement enfermée entre quatre murs… C’est lui qui est malade, pas moi, pensa-t-elle en jetant la boîte de médicaments.

Cassandra termina son petit-déjeuner à la hâte, puis débarrassa la table. Elle aida sa grand-mère à effectuer quelques tâches ménagères, mais dut bien vite s’allonger sur le canapé, subitement exténuée. Ses jambes ne supportaient plus le poids de son corps. Comme toujours, elle ne pouvait que se résigner à sa faiblesse irrémédiable et à son inutilité permanente. Elle s’endormit le temps d’une courte sieste, le temps de recouvrer une dose suffisante d’énergie.

En milieu de matinée, elle rejoignit mollement sa grand-mère dans la cuisine. Elle actionna à grand-peine ses membres endoloris, s’installa à une table et accepta volontiers le thé glacé proposé par la vieille dame, recette citron-miel-rhum, dont elle seule détenait le secret. Cassandra tourna la tête vers une large fenêtre entrouverte pour admirer la splendeur estivale.

Des collines verdoyantes embrassaient la maison rustique, nichée au sein de plaines boisées. Aucune vue sur des voisins. En fait, il n’y avait aucun voisin. Les premières habitations riveraines s’éparpillaient au-delà de quelques kilomètres de prairies. La ville la plus proche se situait à plus d’une heure de route.

Le choix inéluctable de sa grand-mère qui aimait vivre esseulée du reste du monde. Elle n’appréciait que peu ses semblables. Cassandra se demandait souvent si elle ne cachait pas une haine contre l’humanité tout entière. Son seuil de tolérance s’avérait très bas, même à l’égard de sa propre famille…

L’été diaprait une gloriette richement fleurie, dressée au centre du jardin entretenu par sa grand-mère. Cassandra soupira, un triste sourire aux lèvres. Elle eût troqué tout l’or du monde pour fouler ce gazon fraîchement tondu, pour se délasser sous les rayons ardents du soleil. Mais ses parents — ou du reste sa santé — la privaient d’accéder à cette simple joie.

Elle ne pouvait que rêvasser face à la fenêtre de la cuisine, confinée dans sa propre maison, avec une vieille ermite pour seule compagnie. Les tournesols s’élevaient orgueilleusement, la lavande embaumait la légère brise matinale, les tomates rougissaient chaudement devant les choux-fleurs, deux guêpes tournaient férocement autour de son thé glacé…

— Pourquoi est-ce que tu vas en ville ? demanda Cassandra, chassant les virulents insectes qui bourdonnaient dans la salle.

— Ça te regarde ? répliqua la grand-mère. Tu vas laisser ces abeilles tranquilles ?

— Ne réponds pas à ma question par une autre question.

Cassandra emprisonna un insecte dans son verre.

— Je dois faire quelques courses, annonça la femme. Mais laisse cette abeille en paix !

— Les abeilles, c’est mignon. Ça, c’est une saleté de guêpe. Pourquoi est-ce que tu dois faire des courses ? On a tout ce qu’il nous faut, tu as récemment fait le plein chez les maraîchers. En plus, tu évites les gens comme la peste, c’est louche.

— Pourquoi poses-tu autant de questions ?

— Pourquoi est-ce que tu ne me réponds jamais ? Mmh… Qu’est-ce que tu me caches ?

— Mais qu’est-ce que tu es ch… !

La vieille dame souffla, puis reprit sa phrase :

— Tu es très pénible. Et lâche cette abeille, à la fin !

Cassandra remua le verre pour provoquer sa grand-mère.

— Bon, bon… Je te le dis, mais uniquement parce que je sais que tu ne me lâcheras pas de la journée. Tes parents ont téléphoné hier.

— Mes parents ? jappa Cassandra. Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Ils n’ont pas le droit d’appeler sans forcément attendre quelque chose ?

Cassandra secoua la tête, sceptique. La vieille dame s’empara du verre et observa l’insecte insouciant, il se repaissait du sucre collé sur les rebords.

— Ils souhaitaient te faire la surprise, mais tu gâches tout. Ils seront là demain soir, ils rentrent de leur dernière mission. Et qui est-ce qui doit préparer un repas de gourmet pour les accueillir ?

La femme et Cassandra crachèrent un juron simultanément. L’une par dépit, la deuxième par étonnement. La grand-mère frappa la tête de sa petite-fille, soucieuse de l’éduquer correctement.

— Mais ça ne va pas ? siffla Cassandra. Et… combien de temps est-ce qu’ils vont rester ?

— Quelques jours seulement. Une nouvelle mission les attend. Et ne me demande pas où, je n’en sais rien, tu leur demanderas toi-même.

Cassandra compta sur ses doigts.

— Deux… trois… quatre. Quatre mois. Ça fait quatre mois que je ne les ai pas revus. Qu’est-ce que je suis censée faire à leur retour ?

— Ce sont tes parents, pas des inconnus, rappela la grand-mère. Agis comme d’habitude.

— Pour cela, il aurait d’abord fallu qu’une habitude s’installe !

— C’est vrai qu’ils travaillent beaucoup, mais il faut avouer que tu ne fais pas beaucoup d’efforts lorsqu’ils nous font l’honneur de leur présence. Ils nous rendraient peut-être plus souvent visite si tu te montrais plus accueillante.

— Et je serais peut-être plus accueillante s’ils arrêtaient de me traiter comme une malade. Je suis leur fille avant d’être leur patiente, que je sache.

La vieille dame observa sa petite-fille, pensive et compréhensive. Elle pencha ensuite la tête vers l’insecte coincé à l’intérieur du verre.

— Il paraîtrait que le venin d’abeille dégorge de vertus contre les affections inflammatoires, rhumatismales et arthritiques.

Cassandra ne prit pas la peine de répondre. Premièrement, ce n’était pas une abeille ; deuxièmement, elle n’était pas certaine d’avoir compris les propos.

— Tu souffres souvent de douleurs chroniques, lui fit remarquer la vieille dame.

— N’y pense même pas ! Tu ne devais pas faire des courses ?

— Si. Qu’est-ce que je devrais faire à manger pour tes parents ? C’est qu’ils ont des goûts de luxe ces deux bourges. Tu crois que c’est bon une abeille frite ?

Cassandra récupéra le récipient en persiflant :

— Je n’y crois pas, quelle vieille sorcière !

Des éclairs explosèrent dans le regard de sa grand-mère. Vengeresse, elle s’empara du verre et le posa sur le buste de Cassandra. La guêpe courroucée voltigea dans sa cage transparente avant de trouver un point d’ancrage sur un périmètre de peau apparente.

— Aarghh !

Cassandra s’écarta et se frotta avec frénésie la clavicule. La zone de piqûre rougit très vite et occasionna une vive douleur. La vieille dame observa, songeuse, la furieuse fuite de l’insecte par-delà la fenêtre jusqu’à le perdre de vue. Effectivement, il ne s’agissait pas d’une abeille.

Elle poussa sa victime près de l’évier et imbiba une serviette de vinaigre blanc. Cassandra émit des réticences, mais la grand-mère assura devoir désinfecter la piqûre. Elle pressa le tissu et insista longuement, si longuement que sa petite-fille suspectât un plaisir sadique.

— Et qu’est-ce que tu fais si je suis allergique ?

— Je connais ton dossier médical par cœur, tu ne l’es pas.

— Mais si jamais…

— Tu ne l’es pas, je t’ai dit.

Elle tendit la serviette à Cassandra, avant de se perdre dans un nouvel accès de folie. Elle attrapa le pot de fleurs qui décorait la table de la cuisine et le renversa négligemment.

— Mais… Qu’est-ce qui te prend ?

Sans la moindre explication, la femme fouilla la terre et saisit une petite clé cachée dans l’amas granuleux. Elle déverrouilla ensuite la porte d’un placard et l’ouvrit. Une avalanche de paquets de cigarettes croula à ses pieds.

— Juste une réserve, au cas où…, devança-t-elle face à l’ahurissement de sa petite-fille.

Après avoir allumé l’un des cylindres avec un briquet, elle avança le bout incandescent aussi proche que possible de la piqûre. Constatant l’expression incertaine de Cassandra, elle s’expliqua quant à la nature thermolabile du venin ; le chauffer devait le rendre inopérant — du moins, en théorie… De longues secondes plus tard, elle écarta la cigarette et la planta dans sa bouche malgré les contestations de la jeune fille. « Pas de gaspillage » se justifia-t-elle.

La grand-mère examina l’horloge fixée à un mur. Onze heures. Guère en avance, elle enfila un gilet orné de lourdes chaînes, attrapa quelques cabas et annonça son départ. Avant de s’en aller, elle préconisa à sa patiente d’appliquer une crème apaisante sur sa piqûre.

Cassandra la retint tout à coup pour l’embrasser sur la joue.

— Sois prudente sur la route. Et pense à moi pendant que je reste cloîtrée ici…

La vieille dame ébouriffa la sombre crinière de sa petite-fille.

— J’échangerais bien volontiers ma place si je le pouvais. Quel bonheur de se mêler à la foule survoltée des supermarchés !

La femme s’engagea dans le sas de l’entrée et se planta en face d’un boîtier fixé au mur. Dès qu’elle eut enfoncé le plus gros bouton, un long tintement aigu annonça la mise en service de l’alarme de sécurité.

Elle quitta en hâte la maison et ferma la porte derrière elle. De nombreux verrous s’actionnèrent, de lourds volets métalliques roulèrent devant les fenêtres, scellèrent tout accès vers l’extérieur et plongèrent les lieux dans une noirceur d’encre.

Cassandra appuya sur un interrupteur pour éclairer le salon. Par habitude, elle ne se formalisait plus de telles mesures drastiques. Ses parents avaient prévu une sécurité maximale afin de s’assurer qu’aucun malfaiteur ne pût infiltrer leur foyer isolé de toute activité humaine. Ils n’avaient d’ailleurs pas communiqué le code de l’alarme à leur fille.

Ils avançaient deux raisons légitimes à ce manque de confiance. Premièrement, ils suspectaient une naïveté à outrance. Ils pensaient Cassandra amplement capable d’ouvrir au premier inconnu et d’inviter tout voleur à boire un café. Deuxièmement, toute sortie inopinée lui était interdite. Sa santé les inquiétait trop pour l’autoriser à flâner seule hors de la sécurité de sa maison. Puisqu’ils la jugeaient irraisonnable, ils préféraient l’enfermer durant l’absence de sa grand-mère plutôt que de risquer une fugue plus qu’envisageable.

Cassandra resta plantée devant la porte, hésitante et grimaçante. Ses parents la connaissaient si mal. Certes, elle-même se savait capable de proposer son hospitalité à un voleur. En revanche, ils ne devinaient pas l’étendue de son indocilité. Peut-être eussent-ils mieux fait de s’intéresser davantage à leur fille, car le code de l’alarme, elle le connaissait.

Afin de recueillir ces numéros secrets, elle avait espionné sa grand-mère dès que l’occasion s’était présentée. Par pure précaution. Qu’adviendrait-il si la vieille dame venait un jour à faire un malaise ? Si un incendie se déclarait ? Ou si un cambrioleur réussissait malgré tout à s’introduire dans l’habitation ?

Certes, lorsque les sécurités s’enclenchaient, seul le rez-de-chaussée se retrouvait sous cloche. De ce fait, elle pourrait toujours tenter de quitter la maison en sautant du premier étage. Mais l’idée ne l’enchantait que peu. Au besoin, elle préférait se savoir capable de désactiver les protections mises en place, plutôt que de risquer sa vie en ce lieu ravitaillé par les corbeaux.

Pour le moment, elle n’avait jamais fait usage de ce code. Elle suivait scrupuleusement le protocole médical, qu’elle jugeait pourtant plus délétère que sa fragilité physique. Grâce à sa famille, elle vivrait peut-être longtemps, mais sans jamais goûter au moindre plaisir de l’existence. Ne pouvait-elle connaître une once d’insouciance ?

Sa grand-mère ne reviendrait pas avant plusieurs heures. Elle était seule, emmurée dans sa maison alors que la chaleur de l’été rayonnait au-delà de cette froide cage de sûreté. Quand l’occasion se présenterait-elle à nouveau ? Personne ne serait jamais informé de sa courte escapade. Mais s’il lui arrivait un incident ? D’après ses parents, sa santé ne lui permettait aucune sortie extérieure, aucun éloignement hors du cocon sécurisé de son foyer. Cassandra pencha la tête d’un côté puis de l’autre, pondérant les risques et les agréments.

Elle glissa sa main dans la poche de son pantalon. Ses doigts agrippèrent une plaquette métallique. Elle regarda les gélules argentées avec écœurement. Était-elle chétive au point de ne pouvoir connaître ne fût-ce qu’une petite heure de liberté ? Elle jeta les médicaments au sol, balaya ses craintes et les directives de sa famille d’un seul geste. Elle savait mieux que quiconque ce dont elle avait besoin.

Décidée, elle appuya sur le pavé numérique et composa des chiffres. Un, cinq, dix, cinq. L’alarme se désactiva. Les volets se hissèrent et autorisèrent le soleil à s’immiscer à travers les fenêtres. Un dernier cliquetis et la porte d’entrée se déverrouilla.

Cassandra sourit, satisfaite. Elle abominait l’enfermement que lui imposaient ses parents. Elle glissa dans une paire de chaussures, éteignit les lumières, posa sa main sur la poignée et ouvrit la porte, ravie, anticipant déjà son escapade. Sa famille la surprotégeait. Aucun danger extérieur n’attenterait à sa santé — du moins espérait-elle s’en convaincre.

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Vous pouvez choisir le morceau numéro 2.

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La clarté du jour l’éblouit. Une affectueuse chaleur caressa sa peau. Des frissons extatiques parcoururent son corps. Elle effectua quelques pas en avant, hors des limites infligées par ses parents, hors de leur autorité. Une brise effleura son visage. Hésitante, elle s’avança encore, ignora les courbatures et arpenta une allée de gravillons sur plusieurs mètres. Finalement, elle franchit une clôture et délaissa son logis.

Un bois s’étendait face à elle. ✦✧ Pouvait-elle s’y aventurer ? ✧✩ Pouvait-elle s’y risquer ? En marchant lentement, précautionneusement, elle s’enfonça entre les arbres. ✦✧ Elle sinua dans la végétation resplendissante, savoura la fragrance estivale, s’évada dans l’abri sécuritaire de la nature. ✧✩ À l’extrémité d’un sentier, elle ne tarda pas à découvrir une petite clairière. ✧✩ Fatiguée, elle s’étendit dans l’herbe duveteuse, dans le halo doré dardé par le soleil. Ses jambes l’élançaient, son cœur peinait à retrouver un rythme régulier. Elle ferma les paupières. ✦✧ La sérénité ambiante adoucissait son humeur. ✰✶ Elle se délecta de la préciosité de l’instant, de la rareté de sa liberté.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

Cassandra se dressa tout à coup.

Un son. Une sensation. Une émotion ? Elle ne savait décrire ce qu’elle venait d’entendre. Ou plutôt de ressentir. Elle savait simplement qu’elle venait de percevoir un appel prégnant. Quelqu’un — quelque chose — l’interpellait.

Soucieuse, elle se leva lentement et regarda autour d’elle. Des arbres muets, une végétation inerte. Rien d’inhabituel. Peut-être n’était-ce que son imagination ? Elle songea à oublier ce curieux événement, quand un nouvel appel lui parvint. Aussi silencieux que le premier. Et pourtant aussi intense que discret.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

✦✧ Cassandra écouta. Et suivit la sollicitation. ✦✧ Elle quitta la clairière, louvoya dans la forêt verdoyante. ✦✧ Elle entendait. Elle arrivait. L’appel guidait ses pas. ✦✧ Un paisible ruisseau gargouillait à ses côtés.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

Cassandra interrompit son avancée devant un arbre robuste. Elle le sentait. Elle le savait. ✦✧ Une cicatrice creusait le tronc. ✦✧ Elle glissa sa main dans l’interstice. ✦✧ Ses doigts heurtèrent un objet. ✦✧ Elle l’extirpa calmement. Un petit écrin, qu’elle ouvrit délicatement.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

Un collier reposait confortablement sur un coussin en velours. Elle effleura la chaîne argentée et l’agrippa entre ses doigts. Un pendentif se balançait intrépidement : une pierre d’un violet envoûtant.

Cassandra admira la gemme avec stupéfaction. D’une rondeur parfaite, environ trois centimètres de diamètre. Une couleur merveilleuse, mystique. Une intensité si profonde. Le précieux joyau semblait contenir l’infinité d’un océan améthyste. Une beauté illusoire, chimérique, hors de toute réalité, inexistante en ce monde.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

La gemme lui parlait. Elle le savait. Elle le ressentait. Elle ignorait pourquoi, comment, et toutes les questions subsidiaires, mais elle savait. Son instinct crépitait. Cassandra glissa fiévreusement le collier autour de son cou. Elle se pencha au-dessus du ruisseau et admira son reflet à la surface de l’eau.

L’évidence foudroyait tout doute. Une alliance naissante. Cassandra avait toujours aimé se targuer de la couleur de ses yeux, elle la pensait unique. Or elle découvrait aujourd’hui un joyau qui réfléchissait son regard avec la même authenticité.

Subjuguée, elle resta plantée devant son miroir improvisé de longues minutes. Le piaillement d’un moineau l’arracha à l’emprise magnétique du moment. L’esprit tout aussi vide de raison qu’assiégé d’appréhension, elle cacha ce collier qui ne lui appartenait pas sous ses habits. Le sentiment de culpabilité fut rapidement balayé par la méfiance irrationnelle instillée par son intuition. Elle redéposa l’écrin dans la morsure qui entaillait le tronc, parcourut hâtivement la forêt et se précipita jusqu’à sa maison.

Taraudée par une impression d’urgence inexplicable, elle entra au plus vite dans l’habitation et activa l’alarme pour dissimuler son escapade. Aussitôt, les volets métalliques barricadèrent les fenêtres et plongèrent les lieux dans l’obscurité la plus totale. Des interrupteurs lui offrirent la clarté nécessaire.

Cassandra gravit promptement les escaliers branlants jusqu’à l’étage et se réfugia dans la quiétude de sa chambre, en enserrant le pendentif sous ses habits. Elle n’osait pas le sortir. Elle se risquait à peine à respirer. Elle ne pouvait que réfléchir et se sentir stupide de se tracasser autant pour un objet, toutefois consciente que si quelqu’un avait fait l’effort de le cacher, le tracas en valait la peine.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

Cassandra tenta de sonder la communication. Elle ne déchiffrait vraiment pas. Elle demanda à la gemme de répéter. ✦✧ Elle ne comprenait toujours pas. La pierre lui transmettait continuellement les mêmes informations. ✦✧ Sans arrêt… Encore… ✦✧ Et encore… ✦✧ Et encore… ✦✧ Et encore… ✦✧

— Aaaah arrête ! Je ne comprends pas, ça ne sert à rien !

Lasse, elle se jeta sur son lit et s’étendit, le pendentif coincé dans son poing. Elle ferma les yeux, exténuée par sa vadrouille improvisée. La fatigue s’effondra sur elle comme une masse de briques. Elle se sentit harponnée au-delà du monde qu’elle connaissait.

Au-delà du monde qu’elle connaissait.

✧✧✦✧✩✮✧✪✧✪✧✶✮✰✶✧✧

★★✶★★

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Vous pouvez choisir le morceau numéro 3.

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🟊🟌🟎❂❁✫🟊🟌🟎🗲🟌🟎

Un rêve.

Cassandra regarda le collier qui reposait sur son buste. La gemme s’illuminait, étincelait splendidement. Le pendentif flotta devant ses yeux émerveillés. La chaîne quitta le cou de sa propriétaire et vola dans les ténèbres de son illusion.

🟊🟌🟎❂❁✫🟊🟌🟎🗲🟌🟎

La gemme dansa dans les hauteurs, s’envola au loin. Elle appelait définitivement la destinatrice de son message. Elle l’invitait à la suivre. Cassandra la pourchassa inexorablement. Elle voyageait loin, très loin, si loin qu’elle paraissait quitter toute réalité. Elle voguait haut, très haut, si haut qu’il lui suffisait de lever les bras pour effleurer les étoiles suspendues au firmament enchanteur.

Elle l’entendait. Mieux, elle la comprenait.

✧✩ Ca ✧✩ ss ✧✩ an ✧✩ dra… ✧✩

Un rêve. Pourtant si réel.

La gemme interrompit sa course effrénée. Cassandra attrapa le joyau comme elle eût décroché une étoile du ciel. Elle flottait dans des ténèbres constellées, au sein d’un royaume d’ombres et d’étincelles argentées.

✧✩ Ca ✧✩ ss ✧✩ an ✧✩ dra… ✧✩

Les paroles mystiques se gravaient silencieusement dans son esprit, sans un son. Elle assimilait les syllabes. L’appel l’imprégnait furtivement, d’une expression si douce, si duveteuse, que nul autre n’eût pu l’entendre.

✧✩ Ta… ✧✩ vie ✧✩ ici ✧✩ est ✧✩ mensongère… ✧✩

Cassandra ne comprenait pas les propos. Elle observa la gemme chatoyante, nichée dans le creux de ses mains.

— Ma vie est un mensonge ? répéta-t-elle.

✧✩Ta… ✧✩vie ✧✩en ✧✩ ce ✧✩ monde ✧✩ est ✧✩ mensongère… ✧✩

— Pourquoi ?

✧✩ Tu ✧✩ dois ✧✩ rentrer ✧✩chez ✧✩ toi. ✧✩

— Qui es-tu ?

✧✩ Ton amie.✧✩ Ton reflet. ✧✩ Ta force. ✧✩ Ta pierre d’Opram. ✧✩ Je serai qui tu veux que je sois. ✧✩

Cassandra écoutait, creusait chacun des mots, mais les propos sibyllins n’apportaient aucun sens à son mirage. Elle observa la féerie des astres qui ornaient la nuit, qui rutilaient à ses côtés. Pourquoi cherchait-elle une signification à une telle illusion, aussi ensorcelante fût-elle ? Elle rêvait, elle en avait pleinement conscience. Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement profiter de la beauté chimérique de cet instant ?

La gemme parlait, énonçait sa vérité.

✧✩ Ta vie est mensongère… ✧✩

Cassandra exigea des explications. Elle voulait comprendre. Mais les mêmes termes s’écoulaient intarissablement tel un sinistre mantra. Les paroles accaparaient son esprit, assiégeaient ses pensées, s’enracinaient irréversiblement. Elle lui demanda d’interrompre ce flot abscons, elle implora le silence, sans aucun succès.

Sa vie était mensongère. Sa vie. Un mensonge. Vie. Mensonge. L’association des mots l’assaillait. Elle ne saisissait pourtant pas. Désarçonnée, elle étouffa la pierre violette entre ses mains. Elle ne voulait plus l’entendre. Elle ne voulait plus comprendre.

Elle détourna son attention et se focalisa sur les constellations environnantes. Les astres crépitaient à ses côtés, la rassérénaient de leur douce lueur. Dans les hauteurs vertigineuses, une étoile étincelait démesurément, d’un éclat et d’une rutilance indétrônables. Elle chatoyait en solitaire, délaissée de ses comparses, probablement jalousée.

La gemme interrompit ses propos pour confesser de nouveaux mots.

✧✩ Cette étoile est la porte vers la vérité. ✧✩ Tu dois savoir. ✧✩ Tu dois comprendre. Cassandra, tu dois rentrer chez toi. ✧✩

Elle tendit ses bras, haussa ses mains, étira ses doigts vers l’envoûtante étoile. Elle avait pour seul désir de la rejoindre, pour seule volonté de l’atteindre, définitivement charmée, ensorcelée. Son corps flottait dans les hauteurs, avançait vers l’objet de toutes les tentations. À mesure qu’elle s’approchait, l’astre s’éloignait, la narguait, fatalement hors de portée d’une simple humaine.

Cassandra ne pouvait réaliser l’impossible, elle ne pouvait toucher de tels sommets, elle ne pouvait créer de miracle. Pourtant, elle insista. Elle fournit toute l’ardeur dont elle disposait, força sur ses membres, s’élança dans le ciel nocturne à la poursuite de l’inconnu.

Elle parvint à s’en rapprocher, mais sentit soudain son corps se faire implacablement happer en arrière. On la repoussait inflexiblement, on lui interdisait injustement tout accès aux plus lointaines hauteurs, à la plus somptueuse des lumières. Elle chutait à présent dans les ténèbres, elle sombrait dans son rêve. Le collier flottait devant ses yeux et partageait ses mots silencieux.

✧✩ Je n’ai plus assez d’énergie… ✧✩ Je n’aurai pas le temps de tout expliquer… ✧✩ Tu te sentiras seule, mais n’oublie pas, tu ne l’es pas…✧✩Ne perds pas espoir, Cassandra. ✧✩ Pas même des frontières intransgressibles ne peuvent te séparer de cette étoile. ✧✩ Tu sauras rentrer chez toi. ✧✩ Tu franchiras l’insurmontable, car l’espoir est créateur de miracles. ✧✩

Les images se faisaient hacher avec barbarie. Des traits, des taches informes, des morceaux d’existence, des bribes d’extinction. Elle ne contrôlait plus rien. Son esprit vrillait, sa conscience abandonnait son rôle de pilote à mesure qu’elle perdait toute notion de temps et d’espace. Son rêve se brisait. Sa réalité se fracassait.

✧✩ Atteins cette étoile, Cassandra… ✧✩

★★✶★★

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Vous pouvez choisir le morceau numéro 4.

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00:00

Cassandra se réveilla en sursaut. Ses yeux brûlaient. Sa respiration incendiait sa gorge. Elle tâta sa table de chevet et attrapa une bouteille d’eau. Déshydratée, elle s’abreuva pressamment. Le liquide inonda son gosier sans pour autant étancher sa soif ni éteindre le feu qui embrasait son corps entier.

Son sang coulait dans ses veines comme un fleuve de lave. La douleur l’abattait, l’égorgeait, la foudroyait. Son cœur cognait furieusement dans sa poitrine. Elle posa ses doigts sur son buste et y trouva un pendentif. La gemme violette réfléchissait ses émotions ardentes.

Mal. Mal. Elle éprouvait un mal-être incommensurable. Elle se sentait maintenue dans les griffes d’un étau incandescent dont elle ne pouvait se défaire. Tellement mal. Déboussolée, elle pivota hors de son lit et s’écrasa sur le parquet de sa chambre. Avec des gestes maladroits et frémissants, elle ouvrit le tiroir de sa table de chevet, extirpa une plaquette de gélules argentées, avala un médicament avec une gorgée d’eau et réitéra jusqu’à épuiser son stock.

Elle attendit, enserrant son nouveau pendentif. Les minutes devenaient une torture croissante. L’impression d’étouffement l’abattait. La douleur se dissipa au fur et à mesure, jusqu’à disparaître dans sa totalité. Sa vision se clarifia, l’étau la délivra et son corps retrouva un semblant de réactivité. Elle inspira abondamment l’air ambiant et renfermé, savourant son souffle fraîchement regagné, avant de regarder l’heure indiquée sur l’horloge : « 16 h ».

Déjà ? Comment avait-elle pu dormir si longtemps ? Cassandra se leva et entra dans la salle de bain adjacente à sa chambre. Elle se positionna devant un lavabo et aspergea son visage d’une eau glacée. Elle examina son reflet fatigué dans le miroir : des yeux rougis, de sombres cernes, une chevelure indomptable, un collier qui ne lui appartenait pas, une gemme violette pourtant familière.

Elle repensa à son rêve, incertaine, et se remémora les paroles mystiques. Sa vie était mensongère, elle devait rentrer chez elle.Elle ne décelait aucun sens à ces élucubrations. Néanmoins, son songe l’avait transportée de longues heures, vers un ailleurs, vers un univers de questionnements, loin, si loin. Malgré elle, il l’avait conduite jusqu’au doute.

Un objet attira soudain son attention. Une gélule abandonnée reposait sur le rebord du lavabo. Elle l’attrapa. L’incertitude germait. En tout lieu, à tout niveau. Elle savait sa santé très faible. Elle ignorait pourquoi. Elle savait qu’elle devait suivre un traitement spécifique délivré par son père. Elle ignorait pourquoi. Elle coinça la capsule en otage entre ses doigts. Força sur l’enveloppe anormalement dure. L’ouvrit en deux. Et s’étrangla.

Rien. Le vide la narguait cruellement.

Le doute devint une crainte. Ta vie en ce monde est un mensonge, se rappela-t-elle. Ma vie en ce monde est un mensonge, se répéta-t-elle. Elle passa une main fébrile sur son visage, tentant de contenir la panique prête à imploser à tout moment. En tout lieu et à tout niveau.

Que devait-elle faire ? Que pouvait-elle faire ? Elle examina la gemme violette, détentrice de certitudes et de vérité. Elle devait savoir. Mais avant tout, elle devait se prémunir du danger. Prévoir sa sécurité. Se protéger. Ne comprenant pas son propre instinct, elle quitta la salle de bain et sortit de sa chambre. Elle dévala le vieil escalier et inspecta le salon à la recherche d’une idée. Le péril qu’elle ressentait s’ancrait dans chaque parcelle de son être déjà si fragile.

Elle entra dans la cuisine, ouvrit le tiroir à couvert et analysa les différents ustensiles. Elle happa un couteau éminceur parfaitement aiguisé et le scruta avec une grimace. Trop… comment dire… tranchant ? Si elle devait se défendre, elle préférait éviter tout ce qui pouvait la conduire à régurgiter son repas. Son attention se focalisa sur un rouleau à pâtisserie. Elle découpa l’air avec sa nouvelle arme pour en tester l’efficacité.

Satisfaite, elle retourna dans sa chambre et rampa sous son lit. Elle agrippa une vieille latte du parquet délabré et la souleva. Un carnet reposait déjà dans la cachette. Elle y déposa son ustensile de cuisine et reboucha l’ouverture.

Mission préventive numéro un : accomplie. Mission numéro deux : découvrir la vérité. Sortant de la pièce, Cassandra avança avec calme dans le couloir. Elle dépassa une première porte : la chambre de sa grand-mère. Elle progressa lentement jusqu’à l’extrémité du corridor. Une deuxième porte qu’elle poussa. Le battant grinça sombrement à son ouverture. Elle appuya sur un interrupteur pour actionner la lumière.

Cassandra entra dans la seule salle moderne du logis. Un mobilier avant-gardiste, des tonalités blanches et chromées. Des tableaux et sculptures contemporaines, des rideaux et tapis poussiéreux qui attestaient de la longue absence de ses parents. Cassandra ne pénétrait jamais dans cette chambre. Elle ne lui donnait pas l’impression d’appartenir à la maison. Elle s’avança précautionneusement et fouilla les lieux du regard.

Que cherchait-elle ? Qu’attendait-elle ? Elle n’avait jamais rien escompté de ses parents. Peut-être était-il justement temps d’en apprendre davantage sur eux. Elle s’approcha d’une commode et ouvrit chacun des tiroirs. Hormis des habits pliés au millimètre près, elle ne découvrit rien d’intéressant. Il en fut de même pour la grande armoire ; des vestes et chemises, classées par couleur, patientaient sous des housses plastifiées.

Alors qu’elle songeait à renoncer, son regard se focalisa sur un objet. Un tableau l’observait en retour. Deux yeux de chat peints sur une sombre toile. Le cadre penchait légèrement. Elle s’en approcha, le souleva, puis le décrocha. Un coffre-fort se dévoila.

Cassandra haussa un sourcil dubitatif. Trop classique ! Elle tourna la molette et composa naïvement le même code que l’alarme. Clic… Clic… Clic… TAC ! La boîte métallique obtempéra. Elle tira sur la porte. À l’intérieur, un porte-documents en cuir. Elle l’attrapa à deux mains et l’extirpa du coffre. Avec un doigt incertain, elle caressa la couverture noire et reluisante, puis l’ouvrit après une longue inspiration. Des feuilles s’amoncelaient. La première indiquait en lettres capitales : « RAPPORT OSTI NUMÉRO 134 ».

De nombreuses lignes remplissaient la page. Cassandra survola les titres mis en exergue : « Synthèse », « Faits saillants », « Comportement », « Santé », « Bilan ». Que signifiaient tous ces propos sibyllins ? Un rapport médical ? Elle poursuivit la lecture en détaillant le premier paragraphe.

« Comportement et réactions conformes aux attentes, aucune suspicion latente. Affection semblant se renforcer crescendo envers sa grand-mère ; hostilité toujours aussi forte envers ses parents. Santé stable, ad hoc à sa situation. Aucun lien, quel qu’il soit, constaté avec sa pierre d’Opram ; aucun élément laissant présager le talent d’Opramiste. »

Pétrifiée, Cassandra tenta de rassembler ses idées. Son cerveau hésitait entre la panique et une crise de fou rire. Elle osait à peine respirer. Quelles étaient leurs attentes quant à ses réactions ? En quoi sa santé s’avérait-elle ad hoc à la situation ? Pierre d’Opram, talent d’Opramiste… Elle examina la gemme violette autour de son cou. Durant son rêve, elle avait entendu le terme « pierre d’Opram ». Mais que signifiait-il ?

Un claquement retentit, aussitôt suivi d’un grondement. L’alarme de sécurité venait d’être désactivée. Une voix familière héla Cassandra. Elle sursauta. Nerveusement, elle rangea le porte-documents, délaissant les rapports intrigants, et ferma le coffre-fort. Elle replaça le tableau, légèrement penché, et sortit en éteignant la lumière pour dissimuler toute preuve de son intrusion.

Elle descendit les marches de l’escalier instable, au son des plaintes de sa grand-mère qui réclamait de l’aide. Avant d’atteindre le salon, elle pensa à cacher le mystérieux collier sous ses habits. Juste à temps. La femme se planta devant elle d’un air renfrogné.

— Tu en mets du temps ! Donne-moi un coup de main pour ranger les courses.

La vieille dame était partie avec deux cabas vides, elle revenait avec cinq sacs chargés de provisions. Cassandra l’avait regardée partir le cœur débordant de confiance, elle la regardait à présent le cœur vide et criblé de doutes. Elle l’aida néanmoins, sans un mot. Elle ne pouvait rien dire, sa voix l’eût trahie.

— Ça va mieux ? s’enquit la femme. Ta piqûre, ajouta-t-elle devant l’expression incertaine de sa petite-fille.

— Ah, oui.

— Fais voir.

Elle s’approcha, mais Cassandra recula. Pendant un instant, la méfiance irradia de chacune. La grand-mère s’écarta et demanda d’une voix grave :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Intimidée, Cassandra croisa les bras pour se donner plus de prestance.

— Qu’est-ce que vous me cachez ? Toi et mes parents.

Un court silence. Suivi de l’interrogation de la vieille dame.

— Que sais-tu ?

Cassandra resta coite de longues secondes. Elle n’avait pas prémédité une telle réplique et son cerveau demeurait verrouillé, incapable de réfléchir à la moindre réponse. La grand-mère explicita sa question.

— Si tu penses que l’on te cache quelque chose, c’est forcément que tu sais quelque chose qui en vaut la peine.

En fait, Cassandra ne savait rien qui en valût la peine. Un pressentiment indéniablement négatif la taraudait, mais elle ne détenait aucune preuve concrète de ce qu’elle avançait. D’ailleurs… qu’avançait-elle au juste ? Pour toute réponse, elle tira sur la chaîne en argent et dévoila le collier.

La vieille dame étouffa une exclamation de surprise. Diverses émotions traversèrent son visage. Tout d’abord le choc, de l’énervement mêlé à de l’agressivité, de la résignation, puis de la lassitude. À ce dernier stade, elle se dirigea jusqu’à son placard secret et attrapa un paquet de cigarettes de sa réserve d’urgence. Elle alluma son précieux joyau et ferma ses lèvres vertes autour du petit cylindre avec soulagement.

— Tu as trouvé ça où ? demanda-t-elle finalement.

— Là où c’était caché, répondit Cassandra.

— Et donc ? Quel est le problème ? Mise à part ton escapade couronnée d’un vol sans vergogne.

Cassandra tâcha de se montrer ferme et détendue. Déterminée, et maîtresse de la situation.

— Pourquoi donc planquer ce collier ? Pourquoi est-ce que vous ne vouliez pas que je tombe dessus ?

— Tes parents ne cachaient pas ce collier de toi, mais pour éviter que le premier voleur venu ne le dérobe. C’est que ça coûte une petite fortune les bijoux.

— Pourquoi dissimuler ça dans la forêt ?

— Parce que personne n’irait chercher un objet de telle valeur en ce lieu. Ce qui me pousse à te redemander… Comment l’as-tu trouvé ?

Cassandra réfléchit. En fait, elle ne l’avait pas trouvé. Elle avait davantage l’impression que le collier l’avait appelée. ✦✧ La gemme lui transmettait des informations. Elle se concentra. ✦✧ Mais ne comprenait pas… ✦✧ Elle se remémora les paroles de la pierre lors de sa longue rêverie.

— Ma vie en ce monde est mensongère ? récita-t-elle, manquant toutefois de conviction en son argument.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? cracha la vieille dame. Tu as bien pris tes médicaments ce matin ?

— Tu veux vraiment qu’on parle des médicaments ? Les gélules factices que vous m’obligez à avaler ?

— Hein ? Elles ne sont pas factices…

— Ben, vas-y, ouvres-en une ! Pourquoi ces gélules sont aussi vides qu’était censé l’être ton maudit placard à cigarettes ?

— Ne mêle pas mes cigarettes à cette conversation ! Tu dois vraiment t’ennuyer pour t’amuser à ouvrir des gélules… Tu as fait des études pharmaceutiques ? Tu penses pouvoir affirmer ou contester, mieux que ton médecin de père, ce que valent tes médicaments ? Tu crois pouvoir déterminer mieux que lui la substance active qui préservera ta santé ?

Même si Cassandra n’avait aucune connaissance en ce domaine, elle ne démordit pas.

— Ouais, je crois savoir mieux que quiconque ce qui est bon pour moi.

Énervée, elle tourna sur ses talons et s’éloigna rapidement. « Où vas-tu ? » l’interpellait sa grand-mère. Mais elle continuait d’avancer jusqu’à la porte d’entrée. Alors qu’elle saisissait la poignée, la vieille dame claqua son poing sur le battant pour l’empêcher de sortir.

— Je peux savoir où tu vas comme ça ?

— Je pars.

— Comme ça ? Sans affaires ? Toute seule ?

— Je n’ai besoin de rien et je ne suis pas seule. N’est-ce pas ? J’ai ma pierre d’Opram.

Le teint de la femme devint livide, si sinistre que la mort sembla se personnifier en elle. Elle balbutia quelques mots inintelligibles. Inquiète, Cassandra s’enquit de sa réaction. La grand-mère la saisit fermement par les épaules.

— Il faut remettre ce collier où tu l’as trouvé. Comment as-tu su ? Comment as-tu su pour la pierre d’Opram ?

— C’est elle… C’est elle qui m’a appelée et me l’a dit… Et…

Cassandra hésita.

— Et… ?

— Et j’ai fait un rêve vraiment étrange. La pierre communiquait avec moi.

La vieille dame alluma une nouvelle cigarette, les mains frémissantes.

— On va remettre ce collier où tu l’as trouvé.

— Non. Je ne m’en séparerai pas.

— Enfin, Cassandra… Il ne t’appartient pas, tu l’as volé à tes parents.

— Je ne crois pas, non.

La femme n’insista pas. Elle savait la guerre perdue d’avance.

— Bon. Je vais devoir discuter avec tes parents. Écoute, Cassandra. Oui, tu as raison. Nous t’avons caché des choses. Mais ce n’est pas à moi de t’en parler. C’est le rôle de tes parents, alors… tu vas devoir attendre leur retour pour entendre ce qu’ils ont à te dire.

Cassandra mordit ses lèvres, incapable de patienter plus longtemps pour une explication. Sa grand-mère se rongeait les ongles, tout autant perturbée. Détestant voir tant d’angoisse sur le visage de sa plus proche parente, elle tenta de calmer son humeur. Elle s’avança lentement et annonça d’une voix douce :

— Grand-mère ? C’est bon. Ne t’en fais pas. Peu importe, tu resteras toujours ma grand-mère.

Cassandra enserra l’épaule de la vieille dame. Et verrouilla ses pensées derrière un mur blindé. Cette sorcière asociale comptait plus encore que ses propres tourments. Elle représentait son monde, sa vie. Malgré ses allures rustres, cette femme portait en elle l’affection d’une famille entière. Et à l’instant présent, il ne lui en fallait pas plus.

Juste un peu d’amour pour ne pas succomber à la solitude qui la terrassait.

★★✶★★

Cassandra avait aidé sa grand-mère à préparer le dîner. Salade de concombres en entrée, bouchées à la reine végétariennes en plat principal, tarte à la myrtille en dessert. Aucun ingrédient carné, tel qu’à l’accoutumée, non par conviction morale ou environnementale, mais par choix économique. La vieille dame préférait renoncer à un régime omnivore plutôt qu’à sa collection de guitares et a priori de cigarettes.

Elle attendait nerveusement la venue de ses parents, assise en tailleur sur un fauteuil. La fragrance des mets parfumait chaleureusement le rez-de-chaussée et sans doute le premier étage aussi. En d’autres circonstances, elle se fût réjouie d’un repas de famille. Dans ces autres circonstances, elle incluait surtout une autre famille, ou plutôt, elle excluait ses parents. Elle tâta son pendentif, caché sous ses habits. Ce collier n’était qu’un objet reposant autour de son cou, et pourtant, il la rassurait et réchauffait son cœur en proie au doute.

Une sonnerie stridente retentit. Cassandra sursauta. Son pouls explosa et son estomac se noua. L’anxiété tétanisait ses muscles. Elle attendit que sa grand-mère ouvrît la porte d’entrée. Deux silhouettes s’introduisirent à travers l’embrasure. Les individus pénétrèrent dans le couloir et avancèrent jusqu’au salon, tête baissée. Ils portaient des valises manifestement très lourdes.

La vieille dame appela Cassandra. Elle s’approcha d’un pas hésitant, sans un regard en leur direction. Elle se positionna à une distance raisonnable de ses parents et les salua d’une faible voix. Ces derniers répondirent de façon atone.

La grand-mère demanda à Cassandra de les aider à transporter les bagages jusqu’à leur chambre. Docile, et surtout soucieuse de s’éloigner de son père et de sa mère, elle accepta. Elle attrapa deux valises et essaya de les soulever. Outch ! Trop d’espoir.

— Ça pèse une tonne ! s’étonna-t-elle.

— Oh oui, au moins. Allez, dépêche-toi.

Tandis que Cassandra s’écartait, la grand-mère se tourna vers les deux individus d’un air grave.

— Nous devons parler.

Les parents hochèrent la tête et suivirent la vieille dame jusqu’à la cuisine. Cassandra tira la première valise à travers les escaliers, ne se souciant pas du fracas occasionné. Elle la posa — jeta — dans la chambre, puis redescendit chercher la deuxième, troisième, quatrième, cinquième… Non, mais sérieux, ils ont vraiment besoin d’autant de bagages ? finit-elle par s’énerver. Elle arriva finalement au bout de sa tâche. Son dos en paya les frais.

Avant de quitter la pièce, elle lança un bref regard vers les somptueux yeux de chat, songeant au coffre caché derrière le tableau. En ce moment même, sa grand-mère énonçait les secrets qu’elle avait découverts à ses parents.

Quelle allait être leur réaction ? Devait-elle exiger des explications sur les rapports qu’elle avait lus ? Elle enserra sa pierre et souffla, se délestant du stress qui la rongeait. Malgré ses membres douloureux, elle redescendit vivement les marches d’escalier, désormais éreintée pour le reste de la soirée.

Elle aperçut sa grand-mère, une expression impénétrable sur le visage, et les silhouettes de ses parents qui lui tournaient le dos. Un foulard coiffait la tête de sa mère ; quelques mèches brunes en dépassaient. Un béret noir ornait le crâne de son père.

Cassandra n’aimait pas s’attarder sur eux. Aussi, lorsqu’ils se retournèrent, elle baissa les yeux et fixa le vieux plancher. Ils s’approchaient ; elle entendait les craquements et les ombres bougeaient en sa direction.

Ils lui demandèrent de les suivre. Les parents s’installèrent sur le canapé. Sa grand-mère prit place sur le fauteuil. Cassandra resta debout, adossée près de la télévision. Non parce qu’elle souffrait d’une addiction à ce superbe écran plat, mais la fenêtre à proximité lui permettrait toujours une porte de sortie, juste au cas où. Ce sentiment d’insécurité ne la quittait décidément pas.

— Tu as donc découvert le collier, souffla son père d’un ton dédaigneux.

Cassandra ne répondit pas. Elle attendait, les bras croisés.

— Tu es sur des charbons ardents, alors soyons succincts, déclara-t-il.

N’importe quoi, songea Cassandra. Son corps ne transmettait aucun signe extérieur visible par son père.

— Ta grand-mère nous a expliqué pour l’objet que tu as trouvé. Partons d’un commun accord avant de poursuivre notre discussion. Pour dénicher cet objet, il t’a fallu le chercher, et ce, hors des murs de notre maison. Cette curiosité malsaine, cette désobéissance et cette trahison ne conviennent aucunement. Ce comportement est d’une bassesse innommable. Ma déception n’est que trop grande. Plus aucune confiance ne te sera jamais accordée. M’entends-tu ?

— Ouais, ouais. Tu ne voulais pas faire court ? Tu pourrais économiser pas mal de salive en allant droit au but.

Son père dévisagea la vieille dame, visiblement insatisfait de l’éducation instruite à Cassandra. La grand-mère souriait, fière de sa petite-fille.

— Nous avons un aveu à te faire, annonça-t-il. Je ne sais pas comment te le dire… Mais… Cassandra, ce collier t’appartient. C’est tout ce qu’il te reste. C’est tout ce que nous savons de toi.

Cassandra fronça les sourcils, peu certaine de comprendre. L’homme poursuivit, il se chargeait de toutes les explications. Son épouse conservait un mutisme inébranlable, les lèvres pincées, un coussin serré entre ses bras.

— Ce collier était… avec toi… lorsque nous t’avons trouvée, alors que tu n’étais qu’un bébé.

Trouvée ? Bébé ? Que racontait-il ?

— Je peux concevoir la difficulté d’appréhension d’une telle information, détailla son père. Et encore plus la difficulté d’entrer en possession de cette connaissance, et de l’accepter comme vérité.

Cassandra grimaça vers sa grand-mère, hébétée.

— Bon alors, mon fils, intervint la femme. Si tu veux qu’elle assimile quelque chose, sois direct, hein ?

— Vous n’êtes pas mes parents, c’est ça ? comprit Cassandra, interdite, et maigrement soulagée de ne pas les détester vainement.

— C’est ça, répondit son père. Nous t’avons trouvée lors de notre toute première mission humanitaire. Nous ne te dirons pas où. Nous ne te dirons pas comment. Je t’apprendrai juste que ce collier était autour de ton cou.

— Trouvée…, répéta Cassandra en tirant sur la chaîne en argent pour dévoiler le pendentif. Pourquoi tu ne me diras rien ? De quoi as-tu peur ? Et pourquoi donc cacher ce collier ? Pourquoi ne m’avoir jamais rien dit ?

L’homme leva sa main pour interrompre le déluge d’interrogations qui l’assaillait. Il attendit quelques secondes, appréciant la douceur du silence qui s’avérait pourtant être une torture pour Cassandra. Il sortit un étui en métal d’une poche et en extirpa une cigarette. Lentement, il porta l’objet à sa bouche et alluma l’embout avec un briquet chichement ajouré.

— Nous ne souhaitions que ton bonheur, affirma-t-il, exhalant un nuage de fumée. Nous ne savions si t’annoncer la vérité y contribuerait, alors nous avons préféré te la cacher tout ce temps.

Cassandra serra les poings, prête à imploser. Toute sa vie était infondée. Elle n’était pas de leur famille. Elle n’avait pas de famille. Elle avait été recueillie et bercée par des illusions jusqu’à cet instant présent. Tout cela pour quoi ? Parce que ses « parents » ne souhaitaient que son bonheur.

À partir de ce constat, elle eût pu leur pardonner et réaliser des efforts pour reconstruire toutes ses certitudes, tous les soubassements de son existence qui venaient de s’effondrer. Cependant, sa suspicion ne cessait de pulser en elle. Pourquoi ne parvenait-elle pas à croire au mot « bonheur » ? Pourquoi ne réussissait-elle pas à leur faire confiance ?

Elle se remémora les lignes rédigées sur les rapports, dénichés dans la chambre de ses parents. Dans quelles circonstances ce bonheur pouvait-il jouer un rôle au sein de l’analyse décortiquée dont elle était le sujet central ? Elle observa son pendentif. Ils avaient inscrit les termes « pierre d’Opram » et « talent d’Opramiste » sur leurs documents. Ils en savaient plus qu’ils ne voulaient le divulguer.

— D’où vient ce collier ? demanda-t-elle.

— Il était avec toi lorsque nous t’avons trouvée, comme je te l’ai déjà dit.

Cassandra sonda la réponse, sans un regard vers cet homme qu’elle ne savait que détester. Il mentait. Tout le monde lui mentait. ✦✧ Sa rage bouillonnait intérieurement. ✦✧ Ses dents grinçaient, ses muscles se contractaient. Elle avait besoin d’être rassurée. ✦✧

La gemme lui transmettait une silencieuse communication, un flux lénifiant traversait son esprit et l’incitait à conserver son calme. ✦✧ Cassandra se sentait seule, mais elle ne l’était pas. Elle enserra le pendentif et souffla de soulagement. Elle devait suivre les intentions de la pierre et garder son sang-froid. Sans s’en rendre compte, sa pensée franchit la barrière de ses lèvres dans un faible chuchotement.

— Tu as raison.

Pourtant prononcée avec la délicatesse d’un murmure, la phrase résonna comme un sinistre grondement aux oreilles de sa famille. Ses parents la scrutaient, incrédules. Le front de sa grand-mère se plissait d’inquiétude. Ils l’analysaient, la décryptaient, décortiquaient chacun de ses gestes, aussi minimes fussent-ils. Son père se leva brutalement.

— Que fais-tu ?

Cassandra l’observa en retour ; ou du moins, elle examina l’ombre qui dissimulait son visage. Elle haussa les épaules de manière désinvolte. Mais l’homme ne s’y trompa pas.

— Tu communiques avec la pierre ?

Cassandra lâcha le pendentif et fit craquer ses doigts, sur la défensive. Pourquoi lui posait-il cette question ? Ou plutôt, quelle importance la réponse revêtait-elle pour lui ? Sans un son, elle secoua horizontalement la tête. L’hostilité du père et de sa fille alourdissait l’air, électrifiait les humeurs. Chacun toisait l’autre, tels des fauves prêts à combattre pour défendre une parcelle de territoire. Cassandra ne le laisserait pas empiéter sur son terrain.

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L’homme ordonna de lui rendre le collier. Elle refusa évidemment. Il se montra menaçant, avança de quelques pas et la surplomba de toute sa hauteur. Il expulsa un nuage de fumée vers sa victime acculée. Pourquoi faisait-il soudainement preuve d’une telle véhémence ? Craignait-il les communications de la gemme ?

Alors qu’il tendait les bras vers elle, Cassandra regarda la magnifique télévision. Elle la poussa de toutes ses forces, obligeant son père à s’écarter. Elle agrippa ensuite la poignée de la fenêtre et la tourna. Sa sortie de secours. La vitre s’ouvrit dans un grincement. Au fond d’elle, la crainte irradiait. Cet homme l’impressionnait, l’effrayait. Peu importait l’illogisme de sa réaction, une voix intérieure l’exhortait à fuir. Sans réfléchir, elle grimpa et bondit dans la nuit fraîchement installée, mais une main la happa et la tira en arrière.

Elle tomba sur le vieux parquet, maintenue au sol par cet individu exécrable, tandis que sa mère activait l’alarme de la maison. Les volets électriques scellèrent les fenêtres dans un long bruit mécanique.

Des frissons parcoururent son corps. La peur la submergeait. Mais dans ce cas précis, la peur devenait sa meilleure amie. En dépit de son frêle gabarit, elle s’agita en tous sens, battit des membres et roula sur le plancher jusqu’à ce que son père lâchât prise.

Elle jeta une jambe devant l’autre, sauta au-dessus des débris de télévision et courut sans prêter attention à l’agressivité verbale de l’homme qui fusait dans son dos. Le cœur palpitant, elle grimpa les marches de l’escalier qui menait au premier étage. Son pendentif balançait lourdement sur son buste. Que pouvait-elle faire ? Où pouvait-elle fuir, ainsi enfermée dans l’habitation ? Ils la trouveraient forcément. Ils finiraient par l’attraper. Et que lui arriverait-il ensuite ?

Elle chassa ses inquiétudes et s’enfonça jusqu’à une extrémité du couloir. Une corde pendait du plafond. Elle tira dessus pour ouvrir la trappe donnant sur le grenier. Des bruits de pas la suivaient. Trop proches. Une voix gronda dans son dos.

— Ne bouge plus !

Elle se retourna. Le canon d’un pistolet la fixait, tenu par la main de son propre père. La mâchoire de Cassandra faillit se décrocher. Devenait-il fou ? Comptait-il réellement commettre un meurtre ? Non, il n’allait tout de même pas assassiner sa fille, qu’elle fût adoptive ou non… Non ? Pour la première fois, elle tenta de lire l’expression de son visage, mais l’obscurité ne lui permettait pas d’en voir les linéaments. Éberluée, elle recula de quelques pas, incapable de se détourner du reflet argenté qui scintillait mortellement devant elle.

— Ne bouge plus ! hurla à nouveau l’homme. Viens par ici !

Cassandra refusa. Pourquoi perdait-il ainsi la raison ? D’un certain côté, elle ne connaissait finalement que peu cet homme. Sa vraie personnalité se résumait peut-être à cette démonstration de démence. Elle grimpa hâtivement à l’échelle et monta dans le grenier aménagé par sa grand-mère. Des volutes de poussière dansaient dans un rayon lunaire, l’unique lueur d’espoir délivrée par une lucarne.

Elle contourna une collection de guitares et se cacha derrière une poutre. Le parquet craquait avec virulence. Plusieurs personnes se déplaçaient non loin d’elle. Trop proche d’elle. Cassandra recula lentement. Très doucement. Tout droit dans le piège.

Un objet métallique refroidit instamment sa nuque. Des frissons glacèrent son sang. Sa mère la menaçait dans son dos, sans daigner prononcer le moindre mot. Elle était coincée. Elle entendait sa grand-mère leur ordonner de cesser leur folie. Ce mot précis imprima une idée dans l’esprit de Cassandra. Elle s’inspira de la philosophie de la vieille dame : la meilleure réponse à l’attaque, c’est la contre-attaque. En suivant ce principe, peut-être que la meilleure réponse à la folie était également la folie.

Avec toute l’inconscience qui était en son pouvoir, elle assena un coup de coude dans le ventre de sa mère et se jeta sur elle. Elle la mordit au poignet et arracha l’arme de sa main. L’adrénaline compensait la faiblesse de ses muscles affligés. La femme n’était qu’une silhouette. Qu’une ombre parmi les ténèbres. Elle n’était pas sa mère. Cassandra ne ressentait aucun remords. Elle dirigea le canon vers la forme féminine.

Elle entendit ses pleurs, mais ne s’en soucia pas. Son doigt caressait la gâchette, à l’instar du danger qui rasait son existence de ses griffes acérées. Un coup percuta son épaule, la propulsa contre un mur. Son père lâcha sa massue de substitution, à savoir une guitare désormais déformée. La mère en profita pour récupérer le pistolet abandonné par Cassandra. D’un geste brusque, l’homme agrippa sa fille par le col et la contraignit à remonter sur ses jambes. Elle tenta de lutter, de se défaire de l’emprise, mais la force qu’il exerçait la surpassait de loin.

Deux pistolets étaient à présent pointés sur elle. Elle percevait sans peine la menace qui entaillait le fil de sa vie. L’individu l’empoigna dans un mouvement virulent. Il la poussa en dehors du grenier et la conduisit au salon.

Elle avait peur. Si peur. Terriblement peur. Elle chercha du réconfort dans le visage de sa grand-mère restée à l’écart. La vieille dame rongeait incessamment ses ongles vernis de noir.

Le père força Cassandra à s’asseoir sur le canapé. L’homme fouilla dans le carton à pharmacie. Il sortit une trousse de secours et attrapa une seringue prête à l’emploi. Une seringue que sa fille ne connaissait pas et qu’elle ne comptait définitivement pas connaître.

Les parents durent la plaquer sur les coussins. Elle se débattit, donna des coups, pesta, roula, essaya de se libérer… Sa constitution chétive ne pouvait toutefois pas rivaliser avec eux. L’homme déversa une bouteille d’eau sur son visage. Le liquide inondait sa gorge et noyait sa respiration. Elle cracha, toussa, impuissante. Une douleur irradia dans son bras. L’aiguille délivrait sa substance.

Cassandra hoquetait, affolée. Son cœur comprimait sa poitrine. La souffrance pulsait dans son corps entier. La frayeur implosait. Des taches noires obscurcirent sa vision. Elle avait peur. Elle se sentait seule. Désemparée. Elle ne voyait plus rien. Elle ne sentait plus rien. Elle n’était plus rien.

Elle n’était plus qu’un mensonge.